Santé commune - la science pour et par la société. Il faut commencer par l’agriculture.

A l’occasion des manifestations paysannes et du Salon de l’agriculture 2024, l’idée d’une exception agricole, soutenue notamment par Michel Serres, revoit le jour [1]. Où en sommes-nous ?

Porté par l’institut Michel Serres, le Manifeste pour une santé commune propose un changement de paradigme radical et une méthode pour que le modèle économique ne soit plus une contrainte d’entrée dogmatique, mais un produit de sortie enraciné dans nos liens au monde. Notre habitabilité sur Terre en dépend.

Un premier pas dans cette direction est le reporting extra-financier des entreprises. Elles commencent à prendre, souvent sans le savoir, le chemin de la santé commune. En effet, l’information extra-financière mesure en transparence et responsabilité le chemin parcouru année après année vers de bonnes pratiques dans l’extraction, la production, la consommation des ressources physiques, ainsi que le soin porté à la cohésion sociale. Une manière de plus en plus vertueuse de faire société. Toutefois, au vu des enjeux, cet engagement a besoin de se généraliser, et surtout de s’enraciner dans la culture politique, en considérant enfin les fondations de nos sociétés : la santé des milieux naturels.

Les principes et les injonctions du Manifeste ont fait l’objet d’un travail de recherche de plus longue date au sein de l’institut Michel Serres et ailleurs. La science qui parle derrière le Manifeste est pluri- et transdisciplinaire. Elle a bénéficié, pour les deux piliers de la santé commune - le juridique et la biologie, de moyens apportés par les prestigieux programmes ERC (European Research Council). Mais aussi par des soutiens allant du national au local. C’est ainsi que des notions comme l’exception agricole, la démocratie alimentaire, de la fourchette à la fourche, la robustesse ou les ressources naturelles comme socle économique par l’écologie ont tissé des liens entre les laboratoires et la place publique. Preuve en est la sortie de plusieurs livres (v. quelques titres ci-après), des manifestations comme « Sortons l’agriculture du Salon » (Paris, 2017), le campus Anthropocène (HKW Berlin, 2013-2020), les 50 ans de la déclaration de Stockholm (en 2022), de multiples interventions publiques ( par ex. Forum de l’alimentation à Nantes et St Brieuc, Journées nationales de l’habitat participatif à Lyon, Journée de la fédération de recherche pour la biodiversité à Paris), des événements science et diplomatie à Genève, des conférences à Liège, Bruxelles, Porto, ou en Amérique centrale et du Sud. Et dernièrement, à l’Académie d’agriculture à Paris (le 31 janvier 2024) [2]

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Pour faire passer la démarche santé-commune dans la vie courante et les politiques publiques, des outils d’évaluation sont nécessaires pour compléter et appuyer le travail juridique et sociologique. L’Institut Michel Serres s’y emploie. En voici trois faits marquants :

 1- En 2019, nous avons repensé les « limites planétaires », explorées jusqu’à présent séparément, en silo. Nous avons montré que les neuf limites pouvaient être agrégées en deux sous-ensembles, les systèmes agro-alimentaires et la pollution physico-chimique globale. Or cela change tout, car les priorités et les moyens d’action ne sont plus les mêmes. Par exemple, le dérèglement climatique souvent mis en avant n’est que le symptôme de dérèglements de ces deux sous-ensembles. Cette dichotomie permet aussi de reconsidérer notre stratégie. Pour le dérèglement agroalimentaire, la science plutôt trop de solutions, c’est-à-dire trop de solutions contreproductives. Il s’agit donc surtout de faire un tri, et les solutions retenues sont opérationnelles et mobilisables, de façon située, dès aujourd’hui. Au contraire, la pollution globale reste actuellement hors de portée pour la science. La raison est double : des effets cocktail insondables et l’énormité des quantités injectées dans la nature. Plus de 350.000 composés sont fabriqués et utilisés ; la production mondiale de produits chimiques est estimée entre 400 millions et 2,3 milliards de tonnes aujourd’hui (à comparé au million de tonnes en 1930, une paille). Nous sommes – tous les vivants – cobayes d’une manipulation et d’une sélection planétaire en temps réel provoquées par nos modes d’extraction, de production, de consommation, et de dispersion des déchets. Par exemple, 74 % des substances chimiques produites en Europe sont considérées comme « dangereuses pour la santé ou l’environnement », quelques milliers seulement ayant fait l’objet de tests permettant de déterminer leur effets sur la santé humaine [3]. Autrement dit, nous vivons dans une gigantesque « bulle de non-santé », avec des technologies zombies et des « besoins » superflus scandaleux. Cette bulle n’a même pas besoin d’exploser, elle opère par diffusion lente et invisible. La solution ne peut être que sociétale, politique et économique. Elle consisterait en une ultra-simplification de nos activités industrielles et chimiques (notamment en préférant la polyvalence de produits moins performants à la prolifération de produits spécialisés toxiques), pour donner un monde bien différent du monde tel qu’il est actuellement. Pour en savoir plus : Argüello & Negrutiu, 2019.

 2- En 2020, nous avons raconté l’histoire imbriquée de l’évolution des plantes à fleur et des mammifères, de l’apparition - sur ce socle improbable - de l’agriculture et de ses petites filles, la biotech et la bioéconomie. Avec un regard particulier sur les liens absolus entre les ressources primaires que sont le système sols-eau-biomasse. Pour dire en quoi les sols sont les écosystèmes les plus complexes et les plus fragiles, pourquoi ils se trouvent aux interfaces des fonctions inséparables de l’atmosphère, de l’hydrosphère et du vivant. Pour préciser aussi que les changements de l’utilisation des sols est, et restera, la plus grande opération de géo-ingénierie que la Terre ait connu (par ex. 40 % des terres sont à l’état d’agroécosystèmes, une sorte de chaine alimentaire ultra-simplifiée). Et que la ressource « sols », produite par les restes des végétaux et régénrée par des associations d’organismes très divers, est la matrice de notre civilisation. Bien loin du « plancher » dans lequel elle est souvent cantonnée, tant les intérêts fonciers et de spéculation retardent la mise en place d’une politique de protection drastique. Nous identifions un manque criant : pas une directive européenne ou une initiative citoyenne à cet effet !
Avec la recomposition des limites planétaires, cette approche indique que les systèmes agro-alimentaires sont la clé d’entrée dans les équilibres du monde et de nos sociétés. Ils représentent le cadre premier de notre appartenance au même monde, car nous sommes - qu’on le veuille ou non - une espèce sociale et écologique très portée sur sa santé. Pour en savoir plus : Negrutiu et al., 2020.

 3- En 2022, pour rendre la santé commune opérationnelle dans un monde en basculement de la performance vers la robustesse, nous avons testé expérimentalement la santé des milieux naturels en publiant les comptes écologiques du « capital naturel » à l’échelle du bassin du Rhône (presque 100.000 km²). Une entité écologique continue, mais confrontée à des organisations politiques et administratives discontinues. En utilisant la même technique et le même vocabulaire que le Ministère de l’économie, nous montrons que l’amortissement du « capital écologique » consommé (les externalités négatives) peut se faire et devrait corriger à la baisse le PIB d’au moins 30 %. Avec ce niveau de correction, l’économie n’est plus la même. Et ce constat ne tient pas compte de l’amortissement du « capital travail » (en éliminant le dumping social et en assurant un socle complet de protection sociale). Pourtant, en le faisant, l’outil permettrait d’évaluer le bilan extra-financier des politiques publiques.

C’est justement l’objectif 2024 du projet « Santé commune en Biovallée », comportant formation et développement de la boite à outils santé commune, avec des jeux d’indicateurs sur les trois catégories de santé (des milieux, de la société, des personnes), assortis de protocole pour les arbitrages en contexte entre les trois santés.

L’agriculture fera un beau sujet d’arbitrage : quelle agriculture pour quel territoire ? Le choix semble être celui entre deux systèmes : une agriculture familiale intégrée dans les paysages et contribuant grandement aux liens sociaux, et une agriculture démesurée, industrialisée, déconnectée du social et des territoires par des modes de production portés par le grand capital et la spéculation. La santé commune peut renforcer la première et tempérer largement la seconde. La démocratie alimentaire est censée faire le reste.

Ioan Negrutiu, 4 février, 2024

Manifeste pour une santé commune (2023) Collart Dutilleul et al., 2023 éd. Utopia

Références

  • Nourrir – Quand la démocratie alimentaire passe à table (2021) Collart Dutilleul F., éd. Les Liens qui Libèrent.
  • La Charte de La Havane – Pour une autre mondialisation (2017) Collart Dutilleul F., éd. Dalloz.
  • L’Anthropocène à l’école de l’indiscipline (2018) Hamant O., Le Gall J., Negrutiu I, éd. du Temps circulaire.
  • La troisième voie du vivant (2022), Hamant O., éd. Odile Jacob.
  • Antidote au culte de la performance (2023) Hamant O., éd. Gallimard
Article publié ou modifié le

14 février 2024