Stéphane Grumbach - 2021 La révolution digitale (2021)
Maîtrise de l’information et vicissitudes du tangible
Cours 1/6 : Anthropocène, complexité et tangible
Cours 2/6 : Appropriation et partage des ressources naturelles
L’anthropocène est défini comme une époque de l’histoire de la terre qui commence quand les transformations de la matière, résultant des activités humaines, affectent les écosystèmes. Bien que les avancées scientifiques aient permis de mettre en évidence les défis pour l’humanité, les connaissances ont encore peu d’impact sur le fonctionnement des sociétés. Les systèmes d’information de l’économie et de l’industrie et ceux des écosystèmes ne sont pas connectés. Ils utilisent des métriques différentes et indépendantes, comme l’illustre le PIB. Pour autant, le contrôle de plus en plus centralisé des échanges par les plateformes numériques pourrait ouvrir la voie à une meilleure intégration de toutes les dimensions.
Cours 3/6 - Savoir : production, transmission et exploitation
Notre époque est confrontée à de nombreux paradoxes liés au savoir, comme la facilité inégalée de l’accès à la connaissance et l’apparente généralisation des fausses informations. On reproche souvent aux nouveaux systèmes numériques le déséquilibre actuel. Ils permettent le deep fake et l’amplification de la propagation des rumeurs. Mais la confusion entre argumentation scientifique et principe politique sous-tend une irrationalité qui produit plus de bruit qu’elle ne génère de consensus. Les institutions académiques pourraient connaître une évolution majeure dans leur mode d’organisation et d’interaction avec la société, dans la double dynamique du numérique et de l’adaptation.
Cours 4/6 - Biopolitique, société du contrôle et gouvernance des humains
La priorité de la lutte contre le terrorisme après 2001 a, pour une part, déterminé l’évolution des services numériques dès leur apparition. Le modèle économique sponsorisant l’accès gratuit aux nouveaux services, associé à des intérêts mercantiles, a contribué à faire émerger une société du contrôle d’une puissance de pénétration dans le quotidien de chacun radicalement nouvelle. Mais cette forme de contrôle, cette capacité d’influencer ou de contraindre en temps réel apparaît au moment où les limites planétaires se font plus évidentes. Ces systèmes limiteront-ils nos mouvements dans l’écosystème ? Les outils numériques de lutte contre la pandémie en donnent une illustration.
Cours 5/6 - La société comme système de traitement d’information
La société, dans son ensemble, peut être considérée comme une immense machine à traiter de l’information. Son organisation révèle ses mécanismes et ses priorités. Les changements majeurs, survenus dans le dernier quart de siècle, ouvrent une nouvelle ère pour la gouvernance, avec l’émergence de nouveaux lieux de pouvoir d’une très forte centralité qui disposent d’une quantité d’information en continu et sur tout ou presque inégalée. Mais dans le même temps, les nombres ne génèrent aucun consensus politique, l’humanité doit faire face à des difficultés politiques, endogènes donc majeures.
Cours 6/6 - Singularité, délégation de la décision aux machines autonomes
Les machines sont devenues plus puissantes que des cerveaux humains pour un nombre croissant de tâches. Elles seront plus puissantes, bientôt, que toutes les organisations humaines. Que faire de cette capacité ? La datasphère sera-t-elle au service de l’humanité ? A moins que ce ne soit l’inverse. La question a déjà été posée pour le système économique, mais avec les machines intelligentes autonomes, elle prend une autre profondeur dont la science fiction s’est emparée depuis longtemps. Que vont faire les machines alors que les humains peinent à penser leur destinée ?
Présentation générale du cours
Quel rôle joue l’information dans la période contemporaine ?
On peut s’étonner de l’apparente contradiction des développements parallèles d’une part de la maîtrise de l’information et d’autre part de l’affaiblissement de la vérité. La maîtrise de l’information résulte de la numérisation des données, de développements majeurs dans les technologies de l’information et de l’émergence de nouvelles capacités de gouvernance à distance des activités du monde. L’affaiblissement de la vérité se manifeste par une perte de légitimité des institutions du savoir et du pouvoir, qui résulte dans une cacophonie générale, ou le vrai et le faux semblent se partager un même bien-fondé. Comment une telle contemporanéité est-elle possible ?
Je voudrais, dans ce cours, tenter de considérer le système de traitement de l’information, la datasphère, autant que possible dans sa plus grande généralité. Le fonctionnement des sociétés repose sur des flux d’information qui permettent d’orienter les échanges et l’activité et de préserver une certaine stabilité opérationnelle. Une société échange aussi avec son milieu, au niveau le plus large l’écosystème de la planète, afin de préserver les conditions de son fonctionnement. Que peut-on dire d’un tel système ? Peut-il être plus ou moins efficace ou adapté ? Dans ce cadre très général, je considèrerai la gestion des ressources, le développement du savoir, la gouvernance des humains, mais également le rapport à l’impénétrable, ce qu’on ne sait pas.
Le temps présent suscite une interrogation qui n’est pas ordinaire : la possible dégradation des conditions de l’holocène - une période dont la stabilité climatique a permis le développement des civilisations humaines depuis l’agriculture et la sédentarisation jusqu’à nos jours - et le rôle de l’activité humaine dans cette préjudiciable évolution. La mesure des changements découle de la connaissance scientifique. La dégradation de l’environnement est liée au développement technologique et à l’économie des interactions. Quant à la prise de conscience, elle bouscule tant les fondements de la rationalité que les croyances. Toutes les facettes du traitement de l’information des sociétés sont donc mobilisées.
Le paradoxe de la contemporanéité de la maîtrise de l’information et de la perte de contrôle sur le réel, notre environnement, n’est probablement qu’apparent. Ce sont les deux faces d’un même phénomène. Les technologies de l’information ont évolué, au cours de l’histoire, avec la croissance de la complexité des sociétés. La révolution industrielle a fait émerger des processus et des systèmes complexes, comme un réseau ferroviaire par exemple, qui n’ont pu être maîtrisés que grâce au développement concomitant de technologies de l’information comme le télégraphe. L’évolution du climat contraint l’humanité à s’adapter, en contrôlant ses interactions avec l’écosystème de la planète, ce qui induit une croissance majeure de la complexité.
L’émergence de la société du contrôle est donc, à mon sens, le corollaire de cette augmentation de la complexité du fonctionnement des sociétés humaines.
Cette transformation ne s’effectue toutefois pas dans un climat serein et positif, comme une grande étape de modernisation, mais dans un contexte de turbulences. Les institutions sont fragilisées par cette double révolution et les valeurs remises en cause par la responsabilité de l’humanité dans la dégradation de ses propres conditions d’existence. La confiance dans la science est ébranlée, tout comme les mécanismes de régulation des sociétés, parmi lesquels les principes et les croyances.
Le système d’information global qu’offre la datasphère n’a jamais été aussi puissant et centralisé. Il permet de prélever l’information n’importe où et de la traiter à distance en combinant des données de toute granularité, du macro au micro. Les médiations sont assurées hors sol pour une part croissante des interactions : les marchés financiers, les échanges économiques ou sociaux, l’accès à la connaissance, le recours aux soins, etc. De nouvelles asymétries d’information se font jour qui bouleversent les équilibres de pouvoir à tous les niveaux et la structure même des sociétés. C’est une révolution majeure.
Les systèmes numériques ont la potentialité de jouer un rôle déterminant dans la gestion des limites planétaires. L’adaptation au changement climatique se fera avec eux et leur évolution, sur le long terme, est indissociable du contexte de l’anthropocène. Leur potentiel dystopique n’est pas négligeable. Aujourd’hui, le contrôle se déploie d’une manière invasive dans deux dimensions à fort impact, la surveillance des personnes et la censure de l’information. La recherche de nouveaux équilibres avec notre milieu, l’écosystème de notre planète, suppose de nouveaux modes de traitement de l’information à un niveau global, un chemin semé d’embuches.
Biographie
Stéphane Grumbach est directeur de recherche à Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) et spécialiste des données. Il a travaillé sur des questions théoriques en informatique concernant le traitement des types complexes de données, telles que spatiales, statistiques, ainsi que biologiques, et conçu le premier algorithme de compression, Biocompress, pour les séquences d’ADN. Ses intérêts ont évolué vers des questions plus globales liées à l’impact des systèmes numériques sur la société, comme les implications géopolitiques, avec de nouveaux déséquilibres et asymétries entre les nations ; les visions contrastées promues dans différentes régions du monde, telles que l’Amérique du Nord, l’Asie orientale et l’Europe ; l’émergence d’une société de contrôle, alors que les sociétés humaines sont confrontées aux défis d’un environnement global plus contraint ; et plus généralement la contemporanéité de l’anthropocène et de la révolution numérique.
Il a rejoint l’IXXI, l’institut des systèmes complexes à l’ENS Lyon, en 2014, est affilié au projet GEODE sur la géopolitique de la datasphère, et travaille en collaboration avec l’Institut de recherche sur l’humanité et la nature, RIHN à Kyoto. Il enseigne l’économie numérique à SciencesPo Paris.
Il a été fortement impliqué dans les relations internationales, a passé huit ans en Chine, d’abord comme conseiller scientifique à l’ambassade de France, puis à l’Académie chinoise des sciences, où il a dirigé le laboratoire sino-européen, LIAMA.
24 mai 2023