Covid-19, initiative pour le Forum du temps long

Le purgatoire [1] n’est plus un lieu hypothétique, mais un état du monde.

Dans le contexte politique, économique et l’ordre mondial actuels, comment passer de la démesure du business as usual à une culture et sagesse de la modestie pacifique et la sobriété solidaire (le contraire de l’austérité) sans revoir la question démocratique en partant des besoins premiers, c’est-à dire le droit à une vie décente, et donc à la santé ? Notre analyse aboutit à la proposition d’organiser le Forum du temps long pour faire émerger une vision politique capable de déboucher sur un nouveau projet civilisationnel. De nombreuses initiatives vont déjà dans ce sens d’ailleurs [2].

1. Le primat de la santé sur l’économie – la nécessaire purge du système en place

La crise sanitaire actuelle est déstructurante. Elle constitue un handicap à l’échelle des classes politico-financières et économiques dont la culture et la pratique n’ont pas été construites sur le temps long, la pensée systémique, des décisions informées par la science. Ainsi et en restant schématique, deux stratégies politiques Covid-19 se déploient : (i) santé publique (distanciation physique, confinement, tests médicaux, etc) d’abord avec l’économie-finance en arrière plan et (ii) impératifs économiques d’abord, santé publique après (immunité collective). La première (l’après-crise nous dira ce qu’il en est) est potentiellement porteuse de changement : elle permet de remettre en cause l’idéologie du moment au niveau structurel, institutionnel, etc., et nécessite de repenser les priorités et de définir les moyens de les mettre en œuvre.
La santé immédiate, individuelle et collective, est un signal sociétal fort si on compare la mobilisation politico-médiatique et les mesures prises pour éteindre l’épidémie avec celles concernant la santé à moyen terme, menacée par la pollution globale, les politiques agro-alimentaires, le dérèglement climatique (tels que réunis dans l’indicateur du jour du dépassement, en France le 5 mars cette année). Un bilan comparatif chiffré, plein d’enseignements, reste à faire, mais au-delà des chiffres le signal politique est clair : la santé a un coût, mais peu ou pas de valeur.

D’ores et déjà, le Covid-19 révèle les limites d’un système qui s’est optimisé à l’extrême, et, de ce fait, est devenu vulnérable. Aujourd’hui, les règles du jeu ont changé. Pour commencer, on réapprend les valeurs du hors-marché. Quelques ingrédients de la situation inédite (le mot passe-partout actuellement) que nous vivons et les projections économiques et financières du moment sont présentés en Annexe 1 , avec comme horizon soit une « bonne » récession, soit une crise profonde pilotée par les pressions des marchés financiers [3].

En bref, les humains et leurs activités sont partie intégrante de la biosphère et ne peuvent s‘y soustraire indéfiniment. L’idée de l’interdépendance permanente et dynamique des processus fait son chemin. Dans cet esprit, la guerre contre le virus-messager de nos défaillances n’est en réalité qu’une purge (v. Définition) auto-administrée et qui devrait nous amener à penser des rapports plus pacifiques entre les humains et entre les humains et la nature [4].

2. L’évidence de la sécurité alimentaire et sanitaire

Le premier tour des élections municipales en France, malgré une faible participation, indique peut-être que l’on commence à voter avec son assiette. Pour dire ce que nous voulons manger (et donc quelle politique agricole on souhaite, en partant de l’assiette au champ), quel air respirer, quelle eau boire. La fermeture des commerces non-essentiels en temps de pandémie a fait le reste. L’épisode du Covid-19 démontre que la sécurité sanitaire va de pair avec la sécurité alimentaire, une question de bio-politique élémentaire largement ignorée [5]. Ces enjeux premiers doivent constituer un levier politique puissant en dehors même des situations extrêmes. Pourquoi ?
La nourriture est la première urgence de la transition écologique et énergétique : ce que nous mangeons détermine notre état énergétique à court terme et notre condition de santé à moyen terme. Cela conditionne en grande partie nos capacités de travail, scolaires, sportives, etc.
Et parce que, plus largement, l’accès équitable aux ressources est la signature de sociétés qui se soucient du bien commun, de la dignité des gens, de leur qualité de vie. Or, le système alimentaire mobilise des ressources primaires vitales, car épuisables et non-substituables : sol, eau, biomasse. Leur marchandisation rampante pose donc problème (voir « Penser une démocratie alimentaire », [6]) : l’état de santé des milieux naturels, donc des sols, des rivières, des forêts, etc. est la première condition de la santé des sociétés et des gens [7]. Les textes des Nations Unies le disent clairement et depuis longtemps : il y a une relation directe entre la qualité de l’environnement et la jouissance des droits fondamentaux humains (Assemblée générale des Nations Unies,1968). Voici donc un point de départ obligé de toute démarche de changement sociétal.

3. La santé commune est la voie vers l’appartenance symbiotique des humains à la biosphère

La démarche « santé commune », partagée, acte la caractère indissociable de la santé des gens, des sociétés et des milieux. Elle développe des instruments d’aide aux arbitrages entre les exigences que chacune des composantes de la santé commune renferment. In fine, elle détermine ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. Au passage, la crise actuelle et celles à venir démontrent l’intérêt qu’il y a à donner la meilleure instruction possible en sciences naturelles à la société toute entière.

Faire fi de la démarche santé commune, comme on le fait actuellement, a comme résultat la purge Covid-19 [8]. La santé publique a été fortement affectée et la santé sociale ne va pas tarder à montrer des signes de dégradation. Par contre, avec le ralentissement économique sur quelques mois, la santé des milieux naturels, et surtout des environnements urbains, marquent des signes de soulagement [9]. Cela montre que le système socio-économique actuel s’est surtout construit sur la décroissance écologique. Mais dans un monde en convalescence économico-financière post-Covid-19 la tentation de se rabattre sur la nature et ses ressources sera grande. Aux Etats-Unis, l’EPA (la soi-disant Agence de Protection de l’Environnement) n’a-t-elle pas d’ores et déjà assoupli les réglementations environnementales pour faciliter le retour à la croissance économique post-Covid ? Voilà des pistes pour des arbitrages à venir concernant santé, science et recherche, biens publics, biens communs, etc.
En attendant, le président Macron s’est engagé à prendre des « décisions de rupture » sur la santé publique et, dans l’intérêt collectif, sur le système de développement actuel [10]. Pourquoi ? Parce qu’il a compris que non seulement la purge va chiffrer socialement, économiquement et écologiquement, mais, qu’en absence de politique de rupture l’avenir se traduira par des crises sanitaires et sociales à répétition, non-maîtrisables.
La question est : quelles vont être les décisions de rupture ? Des décisions consistant en des listes plutôt techniques, comme on a vu ces derniers temps, n’est plus suffisant aujourd’hui. Penser l’après , comme titre Libération du 28-29 mars, signifie un changement en profondeur. Cela appelle une vision construite sur des valeurs et des ressources qui tranchent avec l’avant Covid-19.

4. Quelle vision pour donner du sens à la rupture ?

Une piste pour cadrer la vision du futur ? Le processus de photosynthèse apporte une indication précieuse. Le rendement de la photosynthèse est estimée à 2 % de l’énergie solaire atteignant la Terre (7). C’est lui qui calibre la capacité de renouvellement des écosystèmes, et donc le rythme de régénération des ressources biosphériques (on parle de réserve écologique, de capacité de charge ; [11]). La résilience des écosystèmes est donc plafonnée par ce rendement apparemment modeste. Or, les ambitions économiques et surtout financières dans nos modèles de croissance sont considérées comme respectables et enviables que lorsque les rendements sont à deux chiffres. D’où des dettes sociales et écologiques systémiques (v. figure). C’est pourquoi , ce plafond vert devrait être intégré dans les approches de rupture pour penser les stratégies de développement.

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D’autres visions sont mises en avant. Ainsi, dans le paysage actuel, les choix post-pandémie semblent aller vers la surveillance totalitaire ou la responsabilisation citoyenne [12]. Mais on est encore loin de comprendre qui décidera de ce qui est vital dans une société de justice et avec quel corpus de normes collectives [13].
L’enjeu évidement est d’élaborer une vision, un récit qui fasse système, pour pouvoir combler les attentes d’une société qui ne voudra peut-être plus revenir dans le vie dans laquelle elle était piégée avant l’épidémie [14] et qui se mobilisait déjà sur le climat, l’alimentation, la santé. Cette vision-là devrait donner un cap aux décideurs politiques et économiques, absorbés par le court terme du business as usual. Se pose ainsi la question de la confiance à tous les niveaux de l’organisation sociétale.

Pour y voir plus clair : pourquoi, où et comment chercher les ressources du changement, un rendez-vous s’impose pour débattre des grands récits en circulation et les solutions qu’ils apportent pour la Great Transition  [15]. Les Forum de Libération, mais aussi les dossiers d’Alternatives Economiques et d’autres initiatives [16] ont rassemblé des débats sur différents thèmes, dont certains ouvrent la voie vers «  Quel monde voulons nous après la pandémie ?  ». Nous avons fait un premier inventaire de ces récits qui montre que beaucoup a été dit sur le sujet. Il est souhaitable de tester le concept par un évènement organisé en France en 2021 et de proposer ensuite la formule ailleurs. Un tour du monde en visions. Pour commencer, nos réseaux [17] ont des liens sur les cinq continents.

Que cette démarche est nécessaire et faisable est illustré par l’existence d’instruments réglementaires et de données scientifiques ou de savoirs traditionnels importants ( Annexe 2 ).
Résultat attendu : sur la base d’une vision partagée, identifier des instruments et des protocoles permettant de mettre en œuvre un projet de civilisation dans lequel interdépendance et partenariat avec la Terre constituent l’aboutissement. Cette vision devrait rassembler une myriade d’initiatives locales qui agissent comme des foyers d’expérimentation de transformation sociétale.

A ceux qui apportent soins et assurent les services essentiels pour tous (en partant de Darwin, Bonaparte et le samaritain, une philosophie de l’histoire, Michel Serres).

Ioan Negrutiu, Olivier Hamant
6 avril 2020

Définition « purge » - Larousse. Élimination radicale dans un groupe des éléments jugés indésirables ; Débarrasser un lieu, un milieu des éléments jugés dangereux ; Débarrasser quelque chose de ce qui nuit, surcharge ; Subir une condamnation jusqu’au terme fixé.

Annexe 1 : PDF - 92.4 kio
Annexe 2 : PDF - 63.1 kio

Article publié ou modifié le

7 avril 2020