Mesurer, quoi et comment

Les liens entre économie, ressources et santé nécessitent de prendre en compte les multiples conséquences de l’utilisation des ressources, dont les externalités sociales et environnementales. Comme le montre le débat plus général autour du PIB, mesurer ces externalités est devenu un enjeu de société. Car « you get what you measure ». Voyons de plus près.
Les ressources naturelles matérielles sont appropriables et exploitables en tant qu’actifs économiques et donc comptabilisées, tandis que les écosystèmes sont à la fois des actifs détenus et des biens publics. D’un point de vue économique, les biens publics sont considérés comme des externalités. En réalité, le capital écologique contient des éléments qui devraient être considérés comme des biens publics (c’est-à-dire non privés) : les fonctions des écosystèmes et les services dérivés qui fournissent les ressources nécessaires renferment des coûts cachés qui reflètent la consommation de biens matériels. La divulgation de ces coûts permettrait de révéler la dépréciation des actifs (comme dans la comptabilité des entreprises) et la consommation de capital fixe (comme dans la comptabilité nationale). Ainsi, la dégradation des systèmes naturels résultant de l’activité économique correspond à un défaut non reflété dans les résultats comptables (Weber, 2018 ; Dasgupta, 2021). Par conséquent, les coûts réels ne sont pas calculés. Cela contraste avec le PIB où la consommation de capital fixe est soustraite pour mesurer la valeur ajoutée nette.
Le même raisonnement peut s’appliquer au capital humain / social. Il en résulte un double dumping : social et écologique.
La profusion d’instruments d’évaluation au cours des dernières décennies proposant des indicateurs environnementaux et sociaux a constitué la réponse à ces préoccupations : plus de 900 indicateurs "au-delà du PIB" et 210 indicateurs ODD (Objectifs de Développement Durable) ont été développés (IISD, 2021 ; Vardon et al, 2021). Ils restent largement déconnectés ou insuffisamment intégrés, étant sporadiquement utilisés par les gouvernements. Les initiatives visant à promouvoir des cadres cohérents d’indicateurs pour le capital naturel ont été examinées (Fairbrass et al, 2020). Par exemple, le PBE (Produit Brut des Ecosystèmes) a été conçu comme une mesure de la valeur monétaire agrégée des biens et services liés aux écosystèmes.
Mais force est de constater que les institutions internationales, qui ont engagé des financements considérables sur le sujet (par exemple, les différents organisations et projets ODD des Nations Unies, le PNUE, la Commission et l’Agence de l’Environnement au niveau européen, l’Office International de statistique et ses interfaces avec l’OCDE), se livrent une bataille sans fin pour tenter d’imposer leurs instruments d’évaluation aux pays membres, qui à leur tour prennent des initiatives disparates à ce sujet. En un mot, rien ne va dans le bon sens.

La démarche socio-écologique par la santé commune et les ressources proposée ici prolonge l’incitation d’Eloï Laurent (2018) : Et si la santé guidait le monde ?
La santé commune a toutes les qualités pour faire un instrument de diagnostic et d’arbitrage qui a comme but de mettre la gouvernance par la loi et la gestion par les nombres (Supiot, 2015) au service de l’ajustement, donc de l’adéquation entre, des besoins fondamentaux des populations et des ressources accessibles. Cela doit permettre l’amortissement du capital social et écologique consommé à l’aide d’indicateurs pouvant servir à la fois une gouvernance hiérarchique et des processus décentralisés, horizontaux. Ainsi, il est préconisé d’utiliser les catégories d’indicateurs suivants.

  1. Des indicateurs macro-économiques basés sur des variables socio-économiques et environnementales sont en mesure aujourd’hui de produire une information synthétique facilitant l’analyse des tendances, le suivi des évolutions et des comparaisons globales systématiques (Shmelev, 2017). Ils peuvent contribuer donc à renforcer l’autorité de la loi dans les décisions politiques pour définir des plafonds d’utilisation des ressources et de leur répartition équitable (via les normes, les standards, la certification et les labels associés).
  2. Des indicateurs contextuels , tels que ceux développés pour le Resource Management Act de la Nouvelle-Zélande (RMA, 1991) et les Common Pool Resources d’Elinor Ostrom (2009), qui sont nécessaires à la rationalisation et à la mise à l’échelle des projets sociaux, économiques, environnementaux, etc., à la vérification et le suivi de ces projets, et à l’anticipation des résultats pervers.

Trois catégories d’indicateurs de santé commune sont nécessaires :

  • (1) Les indicateurs de la santé des personnes, tel que promus par l’Organisation Mondiale de la Santé ayant comme matrice le droit à une couverture de santé universelle.
  • (2) Les indicateurs de la santé et de la cohésion sociales. Ces indicateurs couvrent des aspects économiques, juridiques et politiques et ciblent plus largement des référentiels pour un socle de protection sociale universelle (Lindner, 2012 ; ILO, 2014).
    Sur cette base on peut évaluer les coûts – bénéfices des innovations sociales en ciblant les gains économiques résultant des améliorations en santé publique et en santé des milieux (Laurent, 2018 ; Hirvilammi and Koch, 2020).
  • (3) Les indicateurs de la santé écosystémique (Weber, 2018) pour mesurer l’état de santé des sols, de l’eau, de la biomasse et des infrastructures écologiques. Ils permettent d’ évaluer la valeur écologique et le potentiel du capital écosystémique (qui ne peut pas être remplacé par la valeur économique) sans passer par des comptabilités monétisées. L’amortissement du capital écologique, actuellement non-payé, signifie le calcul des coûts de l’usage et de dégradation des écosystèmes et des prix réels des produits et activités. Aussi, en enregistrant les valeurs tendancielles des stocks et flues de capital écologique, ces outils permettent de prévoir le potentiel futur des stocks de ressources et de surveiller les signaux d’alerte précoce de dégradation du capital écologique.

Les arbitrages entre les trois familles d’indicateurs signifient pour la décision publique et économique d’examiner les compromis entre l’offre (stocks écologiques, taux de régénération des ressources) et la demande sociétale (besoins) sur la base de protocoles permettant aux informations pertinentes de circuler/percoler entre les secteurs et les différentes échelles géographiques et administratives (v. aussi les rubriques Ajustement des besoins fondamentaux et Capacité de charge). Par exemple, on peut faire de la capacité de charge un des indicateurs de la santé commune.
La pratique courante de cette démarche apportera des données précieuses dans le questionnement plus général de l’optimisation hypothétique des ressources par les mécanismes autorégulateurs de l’offre et de la demande par le marché et pour évaluer dans quelles conditions les risques-coûts-bénéfices de la mise en œuvre de la démarche ressources-santé commune seront proportionnels aux économies générées par les améliorations de la santé commune.

Les production et la gestion des données

Il existe des lacunes et une hétérogénéité importante dans la production des données (collecte, accès, traitement - et en particulier la rareté des séries chronologiques et/ou des données géographiquement localisées), et des incohérences dans les échelles de restitution et dans la qualité des statistiques sur lesquelles repose la mesure de l’état physique des écosystèmes.
Afin de dresser un tableau fiable et précis de la santé commune, nous avons besoin d’un système de monitoring-reporting régulier et indépendant, étayé par des statistiques cohérentes et de grande qualité, conformes aux normes des statistiques officielles. Les données doivent être faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables (Wilkinson et al, 2016).
Une recommandation générale se dégage : le besoin urgent de mettre en oeuvre des politiques publiques plus cohérentes et concertées en matière de données (protocoles, qualité et quantité, temporalité, etc.) et de leur statut d’intérêt général. En France, il est prévu de mettre en place une géoplateforme nationale permettant une gestion optimisée des données géographiques souveraines, pilotée par l’Institut Géographique National.

Notes

Dasgupta P (2021) The Economics of Biodiversity : The Dasgupta Review. (London : HM Treasury). www.gov.uk/official-documents.
Fairbrass A et al (2020) The natural capital indicator framework (NCIF) for improved natural capital reporting. Ecosystem Services 46101198. 688 https://doi.org/10.1016/j.ecoser.2020.101198
Hirvilammi T and Koch M (2020) Sustainable welfare beyond growth. Sustainability 12, 1824- 1832
IISD (2021) Measuring the wealth of nations : a review. Bizikova L, Smith R, Zaoundi Z. https://www.iisd.org/publications/measuring-wealth-nations-review.
ILO, International Labour Office (2014) World social protection report 2014/15 : Building economic recovery, inclusive development and social justice. Geneva : ILO. https://www.social-protection.org/gimi/gess/Flagship.action.
Laurent E (2018) Et si la santé guidait le monde ? Une société socio-écologique. Ed. LLL
Lindner EG (2012) A Dignity Economy : Creating an Economy that Serves Human Dignity and Preserves Our Planet. Lake Oswego, OR, USA. Dignity Press.
Ostrom E (2009) A general framework for analyzing sustainability of social-ecological sys800 tems. Science 325 : 419-422. http://dx.doi.org/10.1126/science.1172133
RMA - New Zealand Parliament (1991) Resource 814 Management Act 1991. Available from : http://www.legislation.govt.nz/act/public/1991/0069/latest/whole.html#DLM230265.
Shmelev S (2017) Multidimensional assessment of sustainability : harmony vs. the turning point. In Green Economy Reader. Studies in Ecological Economics 6. 67-98. DOI 834 10.1007/978-3-319-38919-6_5
Supiot A (2015) La gouvernance par les nombres. Paris : Editions Fayard
Vardon MJ et al (2021) From natural capital accounting to natural capital banking. Nature Sustainability 4, 832-834.
Weber JL (2018) Environmental Accounting. Oxford Research Encyclopedia of Environmental Science DOI : 10.1093/acrefore/9780199389414.013.105
Wilkinson MD et al (2016) The FAIR Guiding Principles for 916 scientific data management and stewardship. Scientific Data, 3 (1), p. 160018.

Article publié ou modifié le

15 décembre 2022