Systèmes alimentaires, agriculture et agriculteurs

Un système alimentaire est la façon dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour produire et consommer leur nourriture. L’importance économique de ce système le situe, sauf rares exceptions, au premier plan, tant par le chiffre d’affaires réalisé que par le nombre d’entreprises et d’emplois, le commerce extérieur et la fiscalité, mais aussi par son impact sur la santé publique et l’écosphère (Malassis, 1994).
Les systèmes alimentaires sont censés assurer la sécurité alimentaire. Marcel Mazoyer (2004) considère que « depuis les empereurs de Chine jusqu’à Pisani en passant par le règne de Victoria, l’histoire a toujours montré que le marché n’a jamais pu assurer la sécurité alimentaire d’un peuple, où qu’il soit dans le monde. Le marché est une machine formidable, mais il n’équilibre nullement la production en fonction des besoins : il équilibre la production en fonction de la demande solvable… (il est une) machine à fabriquer l’exode rural, à affamer les paysans et à renforcer les grands déséquilibres du monde ». On peut ajouter : classes dirigeantes et mondes urbains n’ont jamais vraiment compris l’agriculture en tant que diversité et les paysans en tant que culture de territoire. Même lorsqu’il s’agit de penser les systèmes alimentaires dans un cadre encore plus large, mais combien incontournable, des ressources globales (Freibauer et al, 2011).

Diversité et culture de l’acte de manger, de se nourrir

Lorsqu’on mange on a désormais l’habitude des conditionnements de notre nourriture et ce conditionnement est le fait d’industries qui n’ont rien à voir avec l’agriculture. Nous ne pouvons plus lire à travers ces conditionnements ni la terre nourricière, ni le véritable père nourricier qui est le producteur de notre nourriture. Nous n’y voyons plus la nature, ni ne mesurons plus l’état de nos ressources, ni ne maîtrisons plus la pérennité de ce qui a permis la vie depuis la nuit des temps. Il faut revenir vraiment à cet acte fondamental qui est l’acte de manger. C’est peut-être par là que nous pourrons collectivement commencer à sortir de la grande inertie, parce que manger est un acte biologique qui nous permet de survivre, mais c’est aussi un acte social et politique fondateur. Et plus encore que cela, car on oublie le caractère le plus profond de l’acte de manger. Manger est un acte biologique, politique et sacré. C’est pourquoi celui qui produit notre nourriture a droit à être considéré comme exceptionnel, autant que ce qu’il produit. (Serres, 2019).
On entend dire « pas de pays sans paysans ». Mais comment considérer la situation dans un pays comme la France où la condition paysanne est en abyme et où on attend toujours une vision politique mettant en œuvre une agriculture nourricière et paysagère, une agriculture de la vie ?

Repenser agriculture et agriculteur

Le marché libéral argue que le faible coût des denrées profite à une démocratisation croissante. L’argument d’un prix bas laisse entendre que les denrées auraient une valeur négligeable et ce d’autant que leur prix, d’une forte volatilité, demeure sans cesse compressible (Manifeste 2017). On voit ici que le marché et les institutions qui le porte considèrent l’agriculture comme une arme alimentaire et une clé dans les déséquilibres du monde.
Nous avons été en février 2017 à l’origine de « Sortons l’agriculture du Salon », opération parrainée par Michel Serres. L’essentiel avait été dit à cette occasion et cela reste d’actualité, comme l’indique le Manifeste Pour une exception agricole et écologique
et la synthèse et les recommandations des ateliers et tables rondes organisés à cet effet (SAL, 2017).

Par exemple, redéfinir agriculture(s) et agriculteurs apparaissait indispensable pour penser démocratie alimentaire, exception agricole, exigence de santé et transition écologique en agriculture. Ainsi, un agriculteur hors sol est-il un agriculteur ? L’agriculture structurellement régressive des industries du double dumping, social et écologique, avec les crises à répétition associées, est-elle une « non-agriculture » ? Comment faire prospérer les agricultures paysannes, celles des territoires et des pratiques soucieuses des équilibres socio-écologiques, celles d’un rapport de bon sens entre les hommes, la terre, l’eau, et les autres vivants pour produire, se nourrir, et vivre ensemble ?
Et pour cause. Il n’y pas d’autre métier que celui de paysan qui requiert un aussi grand savoir, un savoir aussi étendu aussi bien du point de vue agronomique bien sur, du point de vue des espèces, du point de vue des engrais, du point de vue chimique, du point de vue biochimique, du point de vue écologique, du point de vue politique et même des bourses de vente dans le monde entier. Par conséquent, il n’y a pas aujourd’hui de métier qui requiert plus de sciences, de savoirs que le métier d’agriculteur. Il est exceptionnel à ce point de vue. Il l’est aussi au point de vue qualitatif car le métier d’agriculteur demande une perception de la vie, une perception de la nourriture, une perception de la reproduction, une perception de la domestication qui est unique dans tous ces métiers des villes qui sont très loin de cette nature qui baigne et inonde l’activité agricole, et qui ont pris le pas sur ceux des champs (Serres, 2019). Ce genre d’éloge, avec des nuances sociales, politiques et économiques pour l’époque, on le trouve déjà chez des philosophes grecs (Fouchard, 1989).
En produisant la nourriture, l’agriculteur-paysan (ceci est vrai aussi pour les pêcheurs) est le rouage essentiel pour assurer les besoins vitaux des populations. Pour y parvenir, ces créatures bien particulières ont une relation unique au vivant. Pour eux, les plantes et les animaux « ne sont plus des objets de production, mais des êtres de travail » (Kazic, 2022). Des êtres avec qui les paysans interagissent, imposent des contraintes dont il faut penser en termes de « relations sensibles », du donnant-donnant. Du coup, « les problèmes des agriculteurs ne relèvent ni du social ni de l’économie… Tant que l’on ne prendra pas en compte la puissance d’agir des autres vivants, on ne pourra prendre au sérieux et aider les paysans. Si on le faisait, on pourrait se demander collectivement à quoi devraient ressembler les fermes pour qu’ils puissent s’engager avec leurs plantes et animaux dans des relations vivables ».
S’ajoute à ce qui précède la nécessité de prendre en compte d’autres facteurs qui interviennent dans les systèmes alimentaires.

Alimentation-Nutrition et santé

On peut revenir maintenant à la case départ : les liens entre santé et alimentation.
En réalité, il faut dire nutrition et santé, car les liens entre mauvaise nutrition et maladies chroniques sont bien établis, tout comme les bienfaits d’une bonne nutrition sur la santé, la qualité de vie et la réduction des dépenses de soins de santé. Ceci n’est pas nouveau. On peut remonter au moins jusqu’à la conférence « Nutrition for defence 1941 » initiée par Franklin D Roosevelt et ses élaborations jusqu’à nos jours aux EU dans une vision Social Determinants of Health and Health-Related Social Needs (Downer et al, 2020).
La logique devient préventive et non curative, ce qui a son importance pour la santé commune : une nutrition équilibrée portée par une alimentation pensée en tant que service public est une des conditions pour que les agricultures deviennent symbiose avec le monde.

Notes  

Downer S et al (2020) Food is medicine : actions to integrate food and nutrition into healthcare
BMJ 2020 ; 369 doi : https://doi.org/10.1136/bmj.m2482

Fouchard A (1989) L’éloge de l’agriculture et des agriculteurs en Grèce au IVe siècle avant J.-C. In : Mélanges Pierre Lévêque. Tome 3 : Anthropologie et société. Besançon : Université de Franche-Comté. pp. 133-147. (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 404) ; https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1989_ant_404_1_1216

Freibauer A et al, 2011, « Sustainable Food Consumption and Production in a Resource-constrained World, Summary Findings of the EU SCAR Third Foresight Exercise », Eurochoices, n°10/2, p. 38-42.

Kazic D (2022) Quand les plantes n’en font qu’à leur tête. La Découverte. Interview par Sardier T dans Libération du 5-6 février 2022.

Malassis L (1994) Nourrir les Hommes, Dominos-Flammarion, Paris : 110 p.

Mazoyer M (2004) Au XXIe siècle, l’agriculture réapparaît comme la clé des équilibres du monde ». [http://www.agrobiosciences.org/archives-114/agriculture-monde-rural-et-societe/nos-publications/actes-des-controverses-de-marciac/article/au-xxie-siecle-l-agriculture-reapparait-comme-la-cle-des-equilibres-du-monde#.WghpALZ7RAY].

SAL (2017) http://docplayer.fr/146757191-Sortons-l-agriculture-du-salon-compte-rendus-synthese-perspective-recommandations-alimentation-enerale-la-plateforme-des-cultures-du-gout.html

Serres M (2019) Ressource et ressourcement. Avant-propos. Droit et Société 101, 5-10.

Pour aller plus loin :

La Charte de La Havane - Pour une autre mondialisation (2017) F. Collart Dutilleul, éd. Dalloz, coll. Tiré à part. - Analyse historique critique du processus politique ayant conduit à penser les institutions internationales de l’après guerre par l’exemple de la sécurité alimentaire.

Nourrir - Quand la démocratie alimentaire passe à table (2021), F. Collart Dutilleul. Les Liens qui Libèrent. – Les bases de la démocratie alimentaire, renversement de la démarche standard (de la fourche à la
fourchette) en “de la fourchette à la fourche” ; la sécurité alimentaire ; l’exception agricole.

Agroécologie peut nous sauver (2019) Marc Dufumier, Olivier Le Naire (Actes Sud). La révolution agroécologique est une réponse concrète, réalisable et globale à beaucoup des maux de notre monde moderne.

Article publié ou modifié le

7 décembre 2022