Donner un nouveau sens à la recherche scientifique face aux défis de l’Anthropocène
La science est par nature politique. Il n’y a qu’à regarder sa place dans l’idée de progrès et les mutations technologiques au 19e et 20e siècles. Notre monde a "muté" plusieurs fois et la démesure technologique, avec son corolaire d’effets secondaires, est devenu la norme. Même si depuis les eugénismes de la même période et avec l’atome le doute s’est glissé dans nos sociétés, c’est toujours la science qui fait bouger les lignes dans l’économie, le social, la guerre, l’espace. Avec son ambivalence, qu’on a fini par intégrer dans nos schémas mentaux. C’est vrai pour les données massives et l’IA, la 2e révolution verte et les biotechs, l’énergie, etc. Et surtout la santé.
Et même si la science ne fait plus rêver, des chercheurs-rêveurs disent qu’une autre science est possible et souhaitable. Et donc un autre enseignement aussi. C’est le sens de la Tribune que nous avons signé dans Libération du 13 juin. Par exemple, nous pensons que c’est à la science que revient la tâche de montrer l’indissociable lien entre la santé des personnes, des sociétés et des milieux naturels et de mettre à disposition de la société les instruments techniques et juridiques pour faire de cette idée simple la boite à outils pour passer en douceur de la démesure systémique à la sobriété partagée.
Ioan Negrutiu
Nous republions ci-dessous l’article collectif paru dans Libération ( www.liberation.fr) le 13 juin sour le titre : "Donner un nouveau sens à la recherche scientifique face aux défis de l’Anthropocène".
Il est temps pour les chercheurs de tracer le chemin qui permettra d’atteindre le monde sobre et soutenable de demain, de multiplier les initiatives ambitieuses à même de répondre aux enjeux socio-écologiques, comme celles de transformer des innovations high-tech en low-tech.
Donner un nouveau sens à la recherche scientifique face aux défis de l’Anthropocène
La crise du Covid-19 met notre civilisation face à ses contradictions. Cela n’épargne pas le monde de la recherche. Qu’elle soit académique ou privée, fondamentale ou finalisée, une grande part de la recherche scientifique est empreinte de l’idéologie de la croissance économique assimilée au progrès. Lorsqu’elle permet l’innovation technologique, la recherche est même la locomotive de cette croissance.
Ainsi, tout ce qui fait un smartphone – Internet, GPS, écran tactile, batteries, disque dur, reconnaissance vocale – est largement issu des travaux de la recherche publique [1]. C’est pourtant aussi les travaux des scientifiques, à commencer par le rapport Meadows en 1972, qui indiquent au contraire que le monde de demain sera en contraction économique en raison de la finitude des ressources et de la dégradation de notre environnement [2]. Dès lors, le secteur de la recherche, si créatif par essence, ne devrait-il pas remettre en question le sens de son activité à la lumière des grandes questions socio-écologiques ?
Face aux défis du siècle – crise climatique et effondrement de la biodiversité, crises des matières et de l’énergie, famines et turbulences sociales – certains ont une attitude conservatrice, soutenant que les développements technologiques (géo-ingénierie, optimisation du vivant, contrôle social…) permettront d’affronter les crises.
D’autres mettent plutôt en avant un prérequis de sobriété, impliquant de nouvelles formes d’innovation, voire de « désinnovation », et des réformes en profondeur de la société. La question énergétique est emblématique de ce débat : tout en promettant de pallier la décrue des énergies fossiles, les nouvelles énergies renouvelables, comme l’éolien, le photovoltaïque ou la biomasse, ont des limites physiques (intermittence, gourmandise en espaces et en matériaux) qui les rendent encore dépendantes des énergies… fossiles.
Prendre en compte les contraintes maximales
Si certaines de ces solutions peuvent faire système à moyen terme, ne devrions-nous pas par précaution envisager le scénario le plus contraignant ? Il est en effet probable que les ressources se raréfient, que les systèmes sociaux se fragilisent et que le climat devienne hostile plus rapidement qu’anticipé. Le rapport Meadows, mis à jour trente ans plus tard, prédisait de fortes turbulences dès 2030 [3] . Nous avons d’ores et déjà dépassé plusieurs frontières planétaires [4]. Certains écosystèmes, et leurs multiples services rendus aux humains, déclinent [5]. Dans ce contexte, la mission première de la recherche ne devrait-elle pas être d’imaginer un monde viable pour tous en présence de contraintes maximales ? En d’autres termes, la sobriété ne devrait-elle pas devenir la principale justification sociétale de notre activité ?
Loin d’être un renoncement, il s’agit de donner un nouveau sens au métier de chercheur : celui de tracer le chemin qui permettra d’atteindre le monde sobre et soutenable de demain. Cela n’empêcherait nullement la conduite d’une recherche fondamentale, l’outil du temps long des savoirs et gardienne de l’indépendance de la recherche. Au contraire, passer d’innovations high-tech à des innovations low-tech demandera forcément des ruptures technologiques, de la créativité, ainsi qu’un réel décloisonnement des disciplines. Il s’agirait plutôt de ne plus soutenir une recherche basée sur une croissance de la consommation des ressources non renouvelables, peu ou pas recyclables, et au contraire, révéler les initiatives ambitieuses à même de répondre aux enjeux actuels.
Au vu des nombreuses frustrations des chercheurs, consacrant tant de temps à construire des projets dont la justification ultime doit être le potentiel d’innovation, sans forcément faire le lien avec les crises socio-écologiques, cette quête centrale de la sobriété aurait au moins pour elle sa cohérence. Au vu du malaise grandissant de la jeune génération d’étudiants et de chercheurs devant une part d’inadéquation du métier vis-à-vis des enjeux, cette mutation de la recherche semble pertinente. Les chercheurs ne devraient-ils pas se débarrasser volontairement d’une vision extrêmement biaisée du progrès, et ainsi donner un nouveau sens à leur métier ?
Cette mutation de la recherche demande d’abord une certaine exemplarité. Certains organismes ont ainsi décidé de quantifier et réduire leurs émissions de gaz à effet de serre à un niveau compatible avec le scénario très optimiste d’une augmentation de seulement 1,5°C de la température moyenne de l’atmosphère en 2100. Un plan carbone ambitieux, par exemple en suivant le référentiel Zero Carbon Initiative, ne serait ni une perte de compétitivité, ni un simple affichage ; il s’agirait bien d’un outil de politique scientifique locale poussant au recentrage de nos activités vers les champs scientifiques permettant de répondre aux crises de l’Anthropocène.
Encourager des solutions sobres et soutenables
En parallèle à ces aspects logistiques et à cette nécessaire exemplarité, de nouvelles questions émergent. Que signifie être en bonne santé dans l’Anthropocène ? Comment vivre dans un environnement dégradé et avec moins de ressources ? Finalement, la réorientation de la recherche vers des solutions sobres et soutenables, mettant en synergie sciences expérimentales et sciences humaines et sociales, ne devrait-elle pas être encouragée plus fortement ?
Là encore, des initiatives sont en cours [6] , mais les ambitions pourraient être plus larges. Le cadre est pourtant très clair, au moins sur le plan énergétique : comment organiser une société qui se contente de la puissance solaire reçue par le globe, 340 W/m2, comme c’était le cas avant la révolution industrielle ? Quelles sont les recherches à mener qui permettraient d’imaginer un monde sobre et équitable ? Ce projet devrait être particulièrement stimulant. Les chercheurs, en lien étroit avec les acteurs de la société, pourraient penser un monde conservant les services essentiels (alimentation saine et durable, médecine accessible et robuste, éducation pour tous…) et les avancées associées, identifier au contraire les pans à abandonner ou à substituer, et inventer des solutions adaptées dans le cadre de contraintes climatiques fortes et de ressources planétaires limitées.
Rappelons pour finir que la recherche telle qu’elle est pratiquée actuellement est un développement récent de nos sociétés, autorisé grâce à l’utilisation abondante de ressources et notamment des énergies fossiles [7]. Dans un monde en décrue énergétique et donc en contraction économique, les Etats consacreront leurs moyens à la résolution des crises, notamment sociales, de plus en plus nombreuses et seront probablement de moins en moins capables d’avoir une stratégie de long terme. Les chercheurs pourraient dès aujourd’hui pallier cette absence de vision, donner son identité à la décroissance et aider la société à s’y préparer. Cette mutation de la recherche est aussi une nécessité pour nourrir les enseignements : à quoi forme-t-on nos étudiants ? A quels métiers ? Quels outils, quelles méthodes, quels concepts, quelles théories pour qu’ils trouvent leur place dans un futur où l’incertain sera la règle ?
C’est enfin aux gouvernants de soutenir cette mutation, sachant que la sortie par le haut des crises de l’Anthropocène ne se fera pas sans une recherche dynamique, suffisamment financée, indépendante des intérêts particuliers et focalisée sur le bien commun et ces objectifs de long terme. La justification de la recherche n’a probablement jamais été aussi claire ; à nous d’engager notre responsabilité.
Signataires : Jean Colcombet, Olivier Hamant, Valérie Colomb, Marie-Thérèse Charreyre, François Graner, Stéphane Grumbach, Roland Lehoucq, José Halloy, Anne-Laure Fougères, Thibault Espinasse, Eric Tannier, Ioan Negrutiu, Alain Mille.
Tribune collective parue dans le Libération du 13 juin 2020.
22 juin 2020