Exception Agricole et écologique, Le Manifeste en questions

Questions à Ioan Negrutiu, Directeur de l’Institut Michel Serres, par Michel Deprost, Enviscope

1 ) Vous évoquez la notion d’exception agricole alors qu’on ne parlait que d’exception culturelle, expliquez le concept ?

  • R : il y a le mot culture dans agriculture, c’est à réfléchir ; ce n’est pas donné aux autres activités économiques. L’agriculture, surtout dans les pays (plus) riches est déjà en situation d’exception économique. Souvent la mauvaise (v. notre argumentaire sur http://institutmichelserres.ens-lyon.fr/spip.php?article457). Il est clair que l’agriculture n’est pas une activité humaine comme les autres. Mais peu de politiques, et cela depuis la nuit des temps, ont une connaissance et une compréhension du phénomène agricole et rural. Ou alors si oui, c’est encore pire.
    J’ai réalisé un inventaire de la perception de la notion d’exception agricole sur les dernières décennies ; à consulter sur http://institutmichelserres.ens-lyon.fr/spip.php?article453. Notez des prises de position à l’Académie d’Agriculture et à l’Assemblée nationale.
    C’est l’occasion pour nous tous de prendre acte et de signer le manifeste pour l’exception agricole, alimentaire et écologique, initiative lancée avec le parrainage de Michel Serres (lien : http://alimentation-generale.fr/societe/tribune/pour-une-exception-agricole-et-ecologique), car il est question de sécurité et souveraineté alimentaire et même énergétique. Comment accepter que des pays agricoles en termes de potentiel, notamment dans les pays du Sud, sont actuellement nourris par les pays industrialisés ?

2) Quelles sont les limites de l’agriculture actuelle, globalement mais aussi dans notre région ?

  • R : L’agriculture conventionnelle a atteint trop de limites. Et la région ne fait pas exception. Limites sociales, écologiques, économiques, culturelles. Philosophiques et éthiques, même. Les productions, transformées ou pas, ne répondent pas aux exigences basiques de santé globale : celle du citoyen, de la société, des écosystèmes. Ces coûts cachés de plus en plus grands (dumping divers et externalités négatives) sont payés par le contribuable, cash où en équivalent santé. Il y a des liens que l’on ne peut plus ignorer, entre agriculture, nature et alimentation, donc la santé. C’est par cette formule liant agriculture et santé que la question de l’exception agricole doit être comprise et soutenue, quitte à l’utiliser comme amorce d’un processus de transformation sociétale qui mène à la question des nouveaux communs et de leur gestion publique, sociétale et participative. Il faut savoir ce que l’on veut et retrouver le bon sens des choses. LA difficulté tient au fait que les effets « santé » sont de type risques lents, insidieux : des inégalités qui s’aggravent et une lente dégradation de la santé publique.

3) Vous parlez de surexploitation, comment cela se concrétise-t-il par exemple au niveau du foncier, des sols, de l’énergie ?

  • R : On atteint à ce sujet des sommets de bêtise et de cupidité. Les anciens étaient assez malins pour installer les villes dans les zones les plus fertiles et sécurisées en eau. Aujourd’hui, les terres agricoles n’ont pas de valeur en soi, c’est le foncier qui porte les tendances. Au lieu de penser et faire des transactions en unités de surface, il est temps de les faire en fonction des qualités agronomiques des sols. Cela peut changer grandement les choses, à condition de prendre en compte plus globalement le développement cohérent et harmonieux des territoires, avec leurs particularités. Au niveau international, l’accaparement des terres est un élément fort dans la géopolitique des ressources, allant de l’alimentation aux ressources énergétiques.

4 ) Comment réduire la surconsommation dont on sait qu’elle est source de problème de santé ? Y a-t-il des dérives du système agro-alimentaire ? Pourquoi les alertes sanitaires ne sont-elles pas données, sur les méfaits de la sur consommation, alors qu’il y a consensus sur la pollution atmosphérique ?

  • R : Pourquoi on mange trop ou mal ? On revient au « modèle » de société. L’exception agricole devrait aider à passer au mieux à une société plus sobre, sens large. Et la métaphore de la santé globale renferme un impératif : les prix des produits alimentaires doivent refléter les coûts socio-écologiques, quand bien même des subventions et des politiques fiscales doivent être pensées à la fois dans les campagnes et dans les villes. Par exemple, pour mieux rémunérer les agriculteurs en général et les producteurs écologiquement engagés en particulier. L’agriculture n’étant pas une activité humaine comme les autres, elle permet de faire société en fonction des choix politiques et culturels et donc de changer le logiciel des modes de développement. Lisez Michel Serres : Contrat naturel, Temps des crises, Biogée, et le dernier, Darwin, Bonaparte et le samaritain. Lisez aussi le rapport iPES Food 2016 (lien http://www.ipes-food.org/reports). Le programme, dirigé par Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial des NU pour la sécurité alimentaire, travaille pour changer tout le système de l’économie politique de l’alimentation. Et donc changer tout le reste.

5) Comment faire évoluer le modèle agricole ? L’agro-écologie fixe-t-elle le bon cap, va-t-elle aller plus loin ?

  • R : Repartons du rapport iPES 2016, c’est une bonne base. Il doit y avoir autant d’agro-écologies que de territoires et des cultures dans le monde. La force d’une alternative à l’agriculture conventionnelle uniformisante et ruineuse (v. la question de la qualité des sols) consiste à déployer une diversité agri-culturelle innuie, donc locale et économe en intrants industriels. Elle aura besoin de ressources humaines autrement plus importantes et mieux formées qu’aujourd’hui. Les villes sont des gouffres alimentaires : l’agriculture urbaine c’est bien et c’est nécessaire, surtout sur le plan pédagogique. Par contre, le hinterland des villes est la priorité en terme d’aménagement du territoire et donc du foncier.

6 ) Quelle voie pour l’agriculture biologique ? Cette dernière doit-elle changer d’échelle ?

  • R : voir plus haut.

7) Comment donner des perspectives à l’agriculture et aux agriculteurs ?

  • R : L’exception agricole est une bonne clé d’entrée, ensuite les sociétés vont faire en fonction de leur capacité à penser l’avenir. Et de l’imaginer et de la faire en toute connaissance de cause. Prenons la France et la région : un potentiel agricole rarissime. Il ne faut pas oublier que les options ultimes des projets de société vont se jouer autour de trois ressources primaires et primordiales : la terre / les sols et leurs utilisations, l’eau, la biomasse. Et les ressources humaines. Ceci est la priorité pour l’Institut Michel Serres. Lisez, par exemple, « L’âge des low techs » de Philippe Bihouix qui évalue l’impact des changements à venir, y compris dans l’agriculture.

8) Comment conjuguer cela avec les dimensions territoriales ? Les territoires ne sont pas équivalents sur les plans climatiques, géologiques. Ils doivent être spécialisés. Jusqu’où favoriser l’autonomie, la production locale et jusqu’où développer les échanges en fonction de la qualité des produits et des spécificités des conditions de production ?

  • R : Territoires spécialisés, non ; complémentaires, oui. Il faut arrêter de mettre en concurrence débridée la chose agricole. C’est un non-sens. Et c’est dévastateur, et pas seulement pour l’agriculture, lorsque concurrence et compétitivité deviennent la seule « culture » de progrès et horizon. On voit bien les conséquences sociétales partout dans le monde.
    Une autonomie alimentaire maximale des territoires est très souhaitable. On peut commencer par l’alimentation collective territoriale. Le reste viendra dans la foulée. Le local, à la louche, c’est dans un rayon de 100 km, au moins pour les périssables. A partir de là, je reviens à la question de l’aménagement du territoire, car elle implique une vision. A regarder comment la situation évolue, on est loin du compte. Avec les étudiants de biologie de l’ENS de Lyon nous avons réalisé un travail citoyen sur la transition sociétale et écologique en région (voir pp 8-18 du rapport sur http://institutmichelserres.ens-lyon.fr/spip.php?article448) : il se dégage un regard inquiet sur la question de l’aménagement d’un territoire d’une richesse et d’une diversité remarquables. Voyons ce que va donner la création des ZRR, les Zones de Revitalisation Rurale.
    Pour moi, toute vision sociétale commence avec l’aménagement cohérent du territoire. Donc avec une gestion durable et équitable (parlons surtout de développement équitable) des ressources dans l’intérêt général. L’intérêt général, c’est une denrée très rare aujourd’hui.

Interview de Ioan Negrutiu réalisée par Michel Desprost et parue dans Enviscope (sur abonnement)
http://www.enviscope.com/agriculture/ioan-negrutiu-il-est-urgent-de-creer-une-exception-agricole/50722

Voir également notre rubrique dédiée à l’exception agricole.

Article publié ou modifié le

1er février 2017