Il y a 15 ans, la crise de la vache folle

Amorcé par les vidéos de L214, le débat s’est ouvert sur les abattoirs et l’abattage industriel, sur notre rapport aux animaux d’élevage, un « rapport pathologique à l’animal », cruauté et rentabilité (Libération, 4 et 8 avril 2016). Isabelle Sorente dit « la souffrance des êtres vivants – celle des animaux comme celle des employés – devient une variable ajustable de l’équation économique ». 15 saignées à la minute, ce sont des êtres qui naissent et meurent sans nom, des poids de viande, des flots de matière.

La question revient sans cesse, un exemple parmi d’autres : le livre de Jonathan Safran Foer, « Faut-il manger les animaux ? » (le titre original étant « Eating animals / Manger les animaux » [1]).

Le message est claire : c’est tout le système qui pose problème, avec l’agriculture conventionnelle, l’urbanisation portée par l’ensemble pétrole-voiture-béton, par l’aménagement incohérent du territoire.

C’est l’occasion de reprendre un texte que j’avais écrit en 2001 lors de la crise de la vache folle et discuté à l’époque avec les étudiants dans le cadre du cours « science et société ». En un temps record, nous sommes passés de l’émancipation de l’espèce au totalitarisme biosphérique.

« Vachement fou »

J’ai suivi Libération sur la question de la vache folle et ces multiples implications ces six derniers mois. Certaines consciences se sont manifestées avec force. “De la vache folle à l’homme fou“, de Benoît Duteurtre, ou “Le zoocide“ d’Yves Simon [2], le dernier nous rappelle qu’en tant que “peuple gavé, riche... aux techniques génétiques sophistiquées“ nous ne savons pas “répondre à des épidémies autrement que par des massacres généralisés, consentis et déculpabilisés“. C’est à dire, “en toute légalité et légitimité“.

Or je pense qu’un nouveau seuil, des plus intolérables, a été franchi par la société occidentale. Même si comprendre comment on est arrivé là est important, le plus urgent est d’aller au bout de la logique d’un Duteurtre et d’un Simon.

L’homme a fait longtemps partie intégrante du concert des espèces. L’évolution a procédé par une sorte de loterie pour doter généreusement, mais diversement, chaque espèce d’au moins un organe très performant. L’homme a eu droit à un cerveau surdimentionable. Fort de ce don, Homo sapiens sapiens a inventé l’agri-culture. Ensuite, par des multiples béquilles technologiques interposées, il s’est surdimensionné partout ailleurs et la démesure est devenue la norme. Cette aventure scientifique et technologique lui a donné les moyens de s’extraire en quelque sorte et de se placer au-dessus de la plupart des lois de la Mère-Nature. Et surtout d’imposer des nouvelles règles du jeu. Plus fort encore, ce cerveau-là lui a permis de comprendre de l’intérieur l’évolution elle-même, œuvre collective de toutes les espèces à l’origine même de la biosphère. En connaissance de cause, donc, l’homme s’est donné comme mission de “civiliser“ la Nature (Edgar Morin parle de “civiliser la terre“ [3]. En claire, d’altérer, de court-circuiter ou d’accélérer cette création partagée du vivant pour mieux accéder aux ressources communes, mais également d’échapper à l’impôt collectif imposé par la biosphère. Evidemment, l’espèce humaine triche. La facture, on le sait, n’est que partie remise.

Avec les barbecues-charniers-fosses communes d’un “Euroschwitz“, l’homme pratique l’extermination y compris chez des espèces qu’il a lui-même apprivoisées. Les carcasses animales entassées derrière des barbelés (Libération, 1ére page, 27 février 2001) font le même effet que des carcasses d’ordinaires voitures dans un cimetière de garagiste.

L’homme rompe ainsi à jamais un pacte ancestral, certes imposé, mais pacte toute même. Circulent dans Lyon des affiches disant : “Toutes les autres créatures n’ont été faites que pour lui fournir de la nourriture, des peaux ; pour être tourmentées, exterminées. Face à elles, tous les êtres humains sont des nazis. Pour les animaux, le monde est un éternel Treblinka » [4].

Enfin, l’espèce qui domine la planète aggrave sa situation en donnant dans l’arrogance génétique. Fort de ses connaissances et découvertes récentes en génomiques, l’homme, pollueur génétique (notre démographie, par exemple) par excellence, décrète son propre génome comme patrimoine de l’humanité (le 11 novembre 1997). D’une humanité aseptisée et stérilisante pour une diversité de génomes que la nature a façonnée avec un sens maternel plutôt cruel mais équitable.

PNG - 397.9 kio

Dans ces conditions, j’ai pensé un bref instant demander l’asile éthique chez les Maasaïs du Kenya, seuls à avoir eu le geste du bon sens le plus élémentaire en voulant adopter nos vaches malades. Mais les Maasaïs sont certainement une variété humaine en voie d’absorption par le grand projet de civilisation de la terre.

En fait, il faut que je demande l’asile génomique chez une autre espèce, marmottes, canards ou poiriers. Pour bien montrer ma détermination à rompre avec mon espèce, je constitue mon dossier de demande d’asile. Parmi les pièces justificatives, cet article dans lequel je demande d’arrêter tout zoocide et de vacciner en masse contre la fièvre aphteuse ou contre toute fièvre à (re)venir ; le génie génétique étant capable de fabriquer des vaccins “intelligents“, il est possible de différencier par les testes une bête malade d’une bête vaccinée.

15 ans plus tard, le malaise de notre rapport aux animaux-bouffe-profit refait surface autrement. Mais comme en 2000-2001, la question reste la même : « entre les hommes et les animaux, il n’est plus seulement question d’origines communes, mais aussi maintenant d’un destin commun » [5]. Du Michel Serres, si vous le voulez bien [6].

Ioan Negrutiu, 10 avril 2016

Article publié ou modifié le

13 avril 2016